La journée avait pourtant bien commencé.
Une matinée calme, sans réel problème. Une après-midi un peu plus chargée, mais rien de vraiment insurmontable. J’en avais profité pour faire un peu de ménage, de rangement dans les placards, de vérification du matériel. Des petites choses que je faisais presque toutes les semaines, à différents moments, lorsque j’avais une période de creux, comme aujourd’hui. Aujourd’hui, j’en ai même profité pour vérifier la validité des ordonnances dont j’ai la charge également. J’étais d’ailleurs en pleine rédaction des convocations pour les élèves dont les ordonnances arrivaient à terme très bientôt, afin qu’ils pensent à les faire renouveler. J’essayais de m’appliquer, me doutant que les élèves avaient rarement la joie de lire une écriture aussi affreuse que la mienne et que déchiffrer des hiéroglyphes n’était pas leur vocation première.

Jusqu’à ce que…

- Bonjour, Mademoiselle Loisel ! Vous auriez une seconde, je crois que je me suis foulée la cheville.

Cette voix… Cette voix… Je l’entends dans mes cauchemars. Quand je m’en souviens, bien sûr. Je redresse la tête de mes feuilles, lentement, en espérant toujours au fond de moi que je viens tout juste de rêver. Mais non.
Sasha Rhodes est bien à la porte de mon infirmerie. Portée par Blake Roussel… ?  Alors… Quelques questions :
Qu’est-ce qu’ils ont fait pour venir ici ? Parce que, ne nous mentons pas, ils ont forcément fait quelque chose. Sasha surtout. Comment ça se fait que Blake la porte ? Bon, la cheville, très sûrement. Comment diable Blake arrive-t-il à la porter ? On dirait qu’il est sur le point de s’effondrer tellement il est pâle.
Et enfin, dernière question. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Les deux, en même temps, le soir, après une journée tranquille. Pourquoi Dieu, il m’aime pas ? A cet instant, j’aimerais juste me lever et aller fermer la porte en lui disant qu’une foulure à la cheville, ce n’est pas bien grave. Mais au lieu de ça…

- Blake, pose-la sur la table que je l’examine.

Une cheville foulée, rien de bien grave effectivement. C’était presque mon quotidien désormais. Si, dans une journée, personne ne venait avec une cheville foulée, quelque chose manquait. D’autant plus que je n’ai pas utilisé la magie de la journée, au cas où une catastrophe arriverait. Et avec Sasha dans les parages, une catastrophe est très vite arrivée.

- Bon. On va aller droit au but. Qu’est-ce que vous avez fait ? Parce que, me prenez pas pour une bille, vous avez forcément fait quelque chose. Ou vous étiez en train de préparer quelque chose.

C’est mathématique. Sasha + blessure = blague qui a mal tourné. Rajoutez Blake dans l’équation et vous obtenez le jackpot. En l’occurrence, j’ai obtenu le jackpot et je ne m’en réjouis pas.

- Epsilon, vas faire le tour du château pendant que je m’occupe d’eux. Et reviens me prévenir s’il y a un souci.
- D’accord.

Et le voilà qui s’envole à travers la porte. Il va forcément trouver un quelconque stratagème que Sasha a posé quelque part ou je ne sais quoi dans le même genre. J’espère juste qu’il ne va pas tomber dedans et ne pas revenir. Mais pour le moment, je n’ai aucune preuve. Juste de très fortes suspicions.
En attendant le retour de mon familier, j’en profite donc pour soigner la cheville de la jeune, afin de débarrasser Blake de son fardeau, lui qui n’a pas l’air dans son assiette non plus. Aucun des deux n’a l’air dans son assiette. Pâleur excessive, légers tremblements. A première vue, on dirait une grippe. Mais une grippe entre uniquement deux élèves, en même temps, avec l’une blessée à la cheville, c’est tout de même peu probable. Seconde conclusion : sur-utilisation de magie. Pour Sasha, c’est la sécheresse qui la guette, pour Blake, c’est tout de suite plus grave.

- Blake, je te conseille d’aller t’allonger pendant que je m’occupe de ta camarade. Tu connais le chemin.

Je m’occupe rapidement de la cheville de Sasha, qui dégonfle immédiatement. C’est simple, c’est clair, c’est précis. Puis Epsilon revient de son tour dans le château. Apparemment, ça ne s’est passé pas très loin d’ici pour qu’il aille aussi vite. Et fait rare, il parle à tout le monde.
Ok, ça va être exceptionnel.

- Tu vas pas aimer.

Je m’en doute déjà, à vrai dire.

- C’est dans la Grande Salle. Ils ont fait une patinoire.

Jusque-là, ça va. C’est pas bien malin, mais c’est juste deux gamins qui s’amusent. De manière pas très consciente, certes, surtout dans le cas de Blake qui peut voir sa Malédiction s’activer à tout moment, mais ça va. Ils vont avoir le droit à une colle pour dégradation volontaire des locaux de l’école, mais ça va. Rien de grave. Pour le moment.

- D’autres élèves sont venus patiner dessus.

Oui, ça ne m’étonne pas plus que ça. Si c’était dans la Grande Salle, bien évidemment, d’autres allaient finir par tomber dessus.

- La glace n’a pas tenu.

…

- Il y a plusieurs blessés. Outre ces deux-là.

Je ne sais pas à quoi peut ressembler mon visage, mais je crois que je suis en train de faire une syncope.

- On... On est désolé Mademoiselle Loisel... Je pensais juste que ça allait pas être très grave et tout... Que on allais s'amuser, et puis, Sasha est super gentille, je voulais m'amuser un peu avec elle c'est tout... Je pensais pas que ça allait mal tourné à ce point là... On... On... On a pas réfléchi et puis... On pensait pas que la glace aurait pas tenu.

Je reste parfaitement immobile. Blake chouine, et alors ? Je ne l’écoute qu’à moitié. Ce n’est pas en se lamentant à mes oreilles que sa peine risque de s’atténuer, loin de là. Je n’ai pas pour habitude de me laisser attendrir. Le seul point positif que j’entends dans son discours, c’est qu’il se dénonce, ainsi que Sasha.
- Il faut dire que pas mal de monde les avaient vu fouiner dans la Grande Salle. Enfin, surtout le renard de Sasha qui, selon eux, faisait le guet.
Evidemment, même si Blake ne les avait pas dénoncés, les témoins l’auraient fait à sa place. Comment pouvaient-ils penser pouvoir en réchapper ? Sérieusement ?

- C'est ma faute en plus si la glace à rompu... Parce que je dois pas être assez bon en magie.... Hein ? C'est obligé c'est de ma faute...

Je tourne la tête vers Blake, un sourcil légèrement rehaussé.
Je sens tout de même Nestor me tirer le bas du pantalon. Elle m’indique que Sasha tente de s’enfuir. Je l’avais vu, bien sûr. J’aurais pensé que la discrétion était son fort, mais apparemment, ce n’est pas le cas. Si elle avait vraiment voulu s’enfuir, elle aurait dû le faire en vitesse, avant même que je puisse avoir le temps de réagir. Au lieu de se trainer jusqu’à la porte, dans l’espoir que je ne puisse pas la rattraper avant qu’elle ne soit dans le couloir. Mais la rouquine a oublié une petite chose.
J’ai toujours ma baguette dans la main.

- S'il vous plait, faites tout ce que vous voulez ! Appelez mes parents, collez moi pendant dix heures ! Faites moi nettoyer la grande salle avec une brosse à dents, mais par pitié !!! Nous renvoyez pas !!! Me renvoyez pas !!! Pitiééééé ! Je le recommencerais pluuuuuuus !!!!

Je pointe soudainement ma baguette vers la porte.
BLAM !
Le bois claque contre le mur, sous le nez de Sasha, avec un boucan qui a parfaitement dû réveiller le directeur dans son bureau.
Je baisse doucement ma baguette avant de sourire à Sasha.

- Tu comptais nous fausser compagnie, Sasha ? Ce n’est pas très sympathique pour ton petit camarade, non ?

Mon sourire s’efface.
Puis une question arrive dans mon esprit : est-ce que les punitions sont vraiment utiles à Sasha ? Elle a dû en recevoir tellement depuis le début de sa scolarité que ça doit en devenir un exploit. Comment diable a-t-elle fait pour ne pas encore avoir été renvoyée ? Ça aussi, c’est un exploit. Je dois dire que cette gamine m’impressionne. Pour qu’elle réussisse à geler une salle entière en compagnie d’un Faune, elle doit avoir un talent inné pour la magie. Dommage qu’elle l’utilise de manière aussi médiocre.
Je me retourne vers Blake. Avec lui, les punitions seront sûrement plus efficaces. Ce n’est qu’un gamin qui chercher à faire ses preuves. Voilà pourquoi il s’est retrouvé embarqué dans cette histoire. Je suis persuadée que Sasha ne l’a forcé en rien. Il est venu tout seul, espérant pouvoir trouver grâce aux yeux de son ainée.

- Ne t’en fais donc pas, Blake, je sais déjà où je vais vous envoyer. Je suis sûre que la présidente du club de voltige sera ravie d’avoir des mains en plus pour l’aider à s’occuper des Pégases. Et vous serez heureux d’aller lui porter main forte pendant les quatre samedis après-midis qui arrivent, n’est-ce pas ?

En vrai, je ne suis pas totalement sûre que Nozomi sera ravie d’avoir de la compagnie pour s’occuper des Pégases. Mais c’était bien l’une des pires punitions que je pouvais trouver à Blake. Quant à Sasha, elle se foutra de tout. Elle a dû en voir d’autres passer.

- Et si vous vous plaignez, vous ferez quatre samedis supplémentaire. Mais en attendant, vous allez aller décongeler la Grande Salle. Je vais vous accompagner pour soigner les gens que vous avez blessé et pour vérifier que vous travaillez bien. Dans une heure, la salle a intérêt à être comme neuve.

Je range ma baguette. Je sens que je vais en avoir besoin, j’espère qu’il n’y a pas trop de blessés graves. Sinon, qui sait dans quel état je vais me retrouver également.

- Et sans utiliser la magie, bien évidemment. Allez-y avec un sèche-cheveux ou une bougie, j'en ai rien à cirer. Vu vos états, pas besoin d’aggraver la chose. Parce que je vais te rappeler une petite chose, Blake. Une petite chose que tu as visiblement oublié, mais qu’il doit être judicieux de te rappeler de temps à autres. Si tu utilises trop la magie comme tu sembles l’avoir fait, tu vas déclencher ta malédiction. Si tu déclenches ta malédiction, tu risques d’y rester.

Line, casseuse d’ambiance professionnelle.

- Voilà. C’est comme ça que ça marche.

Comme je m’en doutais, Sasha ne s’occupe pas le moins du monde son sort. Cette gamine a tendance à m’insupporter au plus haut point tellement elle semble détachée de tout. Elle n’a pas l’air de se rendre compte que ce qu’elle fait peut être dangereux pour elle-même ou pour les autres. Lorsqu’un jour – que j’espère proche – ça lui retombera dessus, elle se décidera peut-être à se calmer et à réfléchir un peu plus aux conséquences de ses actes.

A contrario, ce pauvre Blake a l’air d’être au bout de sa vie à l’idée d’aller nettoyer les boxes des canassons pendant quatre samedis. J’hausse les épaules. Si cette punition a fait prendre conscience à au moins l’un des deux fautifs qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut quand on veut, c’est déjà ça. Même si mon aversion pour les enfants en bas-âge revient au grand galop. Blake est un Faune et Sasha une Pégase. Pas étonnant qu’ils ne soient réfléchis. Ni l’un, ni l’autre. Qu’est-ce que je donnerais pour qu’il n’y ait que des Dragons à Sainte Catherine… Eux au moins sont sympathiques, plus calmes, plus posés. Pour la plupart.

Je soupire en laissant les deux enfants partir devant, accompagnés d’Epsilon qui les surveille de près. Je rassemble quelques affaires avec des gestes las, tout en me demandant combien de personnes j’aurai à soigner. Pas trop j’espère, sinon, ça va me retomber dessus. Mais lorsque j’arrive dans la Grande Salle, je m’aperçois que je vais très sûrement devoir faire du tri entre les élèves que je soignerai directement avec ma magie, et ceux qui devront attendre. De nombreuses égratignures bégnines, des chevilles et poignets foulés voire même cassés, et sûrement quelqu’un qui a dû se faire très mal. Je vois du sang sur la glace.

Et dans la demi-seconde qui suit, j’entends le bruit on ne peut plus gracieux de quelqu’un en train de vomir. Blake a vu le sang avant moi, apparemment.  Je me retourne vers lui, le vois plus pâle que jamais et nettoie en vitesse les restes de son déjeuner. Je fais de même avec le sang histoire qu’il ne soit plus à la vue de tous. Blake n’a pas besoin de ça en plus du reste.

- Tu peux aller te calmer dans un coin si tu veux, Blake.

J’interpelle les personnes présentes dans la Grande Salle, en évitant de siffler de peur que ma fierté en prenne un coup.

- Bon ! Comme vous vous en doutez, je ne vais pas pouvoir tous vous soigner avec la magie. Par conséquent, je ne l’utiliserai que sur ceux qui en ont réellement besoin. Je vais venir vous examiner un par un afin d’évaluer votre état.

Je repère en premier celui à qui appartenait le sang qui trainait par terre à notre arrivée. Pas besoin d’aller chercher bien loin, il est adossé au mur, la main sur son nez qui continue de saigner. Espérons que Blake soit déjà parti loin, je n’ai pas envie qu’il vomisse dans tous les recoins de la Grande Salle.
- Epsilon, vas faire le tour rapidement histoire de me faire un premier rapport, s’il te plait.
- Ouais, et toi, ne force pas trop.
- T’en fais pas, je maitrise.
Je lui lance un clin d’œil rapide avant de me concentrer sur l’élève qui pisse le sang du nez. Je lui retire sa main en douceur pour admirer les dégâts : nez tordu, grosse coupure sur l’arête. Je mettrais ma main au feu que son pif est cassé. La chute a dû être impressionnante, assurément. Je lui répare en vitesse, tout en ignorant les gémissements qu’il pousse à intervalle régulier. Désolée le jeune, mais je ne peux pas faire mieux. Une fois l’opération terminée, je lui indique que je ne vais pas bouffer de ma magie pour lui nettoyer son visage plein de sang. Il s’en occupera seul, tant pis s’il déambule dans les couloirs avec un air de zombie.
Epsilon revient rapidement avec les nouvelles.
- On a une fracture du bras par là-bas, quelques chevilles cassées ici et là. Pareil pour les poignets. Sinon, c’est principalement des foulures, des égratignures et des bonnes bosses.
Je soupire en me dirigeant vers le bras cassé. Je ne sens que la fin d’après-midi risque d’être longue.