Kanae a redouté cette soirée toute la semaine. La boule au ventre, elle fait les cent pas dans sa chambre en attendant l'heure fatidique. Comprimée dans cette robe de bal qu'elle n'aime pas, elle tient du mieux qu'elle le peut sur les hauts talons de ses escarpins en velours. La mèche de cheveux qui danse devant ses yeux la dérange, mais elle ne peut pas la repousser tant que le vernis rouge sur ses ongles est frais. Si ce n'est pas l'envie qui lui manque de se débarrasser de toutes ces chichis, le regard intransigeant de sa mère le lui interdit.

Cela fait des mois que Akina Satô prépare sa fille unique pour ce grand jour. La famille Leroy est en visite à Tokyo et, pour la première fois, leur fils Benjamin les accompagne. Afin de le présenter à leurs camarades magiciens, les Leroy ont organisés une soirée dans leur résidence et y ont invités toutes les familles japonaises, même les moins influentes. Pour Akina, il n'y a pas meilleure aubaine. Bien que la famille Satô fasse partie des plus anciennes au Japon, elle n'a jamais siégé au sein des Grandes Familles. Cependant, si Kanae épouse Benjamin, il y a de grandes chances pour que cela change. C'est pourquoi elle se doit d'être parfaite ce soir : elle doit taper dans l'oeil du jeune héritier et tout mettre en œuvre pour qu'il choisisse de l'épouser, dusse-t-elle se faire passer pour quelqu'un qu'elle n'est pas.

Dans la voiture la menant à la réception, Kanae est tentée de se ronger les ongles mais la fine particule rouge les recouvrant l'en défend. Le noeud de son estomac ne s'est pas délié – il semble plutôt s'entortiller davantage, lui donnant la nausée. Lorsque l'automobile s'arrête devant l'immense building où se déroule la soirée, elle demeure immobile, terrorisée. Alors sa mère la presse, la poussant sans délicatesse hors du véhicule afin d'en sortir également. Dans l’ascenseur menant jusqu'au dernier étage, Akina la brief une dernière fois. Si Kanae l'écoute, elle est certaine de ne pas être capable de répondre à toutes ses attentes. Elle promet pourtant de faire de son mieux.

La soirée bat de son plein sur le toit de l'immeuble. Il y a beaucoup de monde, de la musique forte et de l'alcool à foison. Trois choses que Kanae n'a jamais aimé. Bien que le vent lui donne froid, elle a l'interdiction de porter une veste : d'après sa mère, ses épaules dénudées surtout un atout sexy pour s'attirer les bonnes grâces de Benjamin. Alors c'est grelotante et mal assurée sur ses talons hauts qu'elle cherche le jeune héritier, comme Akina le lui a ordonné. Elle le repère rapidement, déjà entouré d'une dizaine de jeunes filles aux décolletés plus ou moins plongeants, complètement sous le charme du jeune français. Et même si Kanae le trouve vraiment beau garçon, il n'est malheureusement pas son type. Elle sait cependant que ce n'est pas un argument valable pour désobéir à sa mère, alors elle s'approche tout de même, se demandant cependant arriver jusqu'à lui avec toutes ces jeunes femmes rassemblées à ses pieds.

Et c'est ce moment que choisi sa cheville pour se tordre, la faisant basculer sur le côté. Sa chute est pourtant amortie par le torse d'un jeune homme passant par là, ce qui les étonne autant l'un que l'autre. Confuse, Kanae se confond en excuse tandis que l'inconnu l'aide à s'asseoir sur une chaise avant d'ausculter sa cheville. En croisant son regard, la jeune japonaise sent son cœur rater un battement dans sa poitrine. Elle ignore qui est son sauveur impromptu, mais il est totalement son type d'homme. Un peu engoncé dans sa redingote kaki, ses courts cheveux bruns en bataille et ses pupilles vertes la charme aussitôt. Kanae n'a jamais ressenti pareille sensation de sa vie et, pourtant, elle sait déjà ce que c'est : le coup de foudre.

Rémy Bonel n'a ni la beauté, ni le charisme de Benjamin Leroy. Plutôt petit et timide, il exerce le métier de journaliste au sein du journal « Le Petit Chaudron » très célèbre dans les pays d'Europe. Sa famille est loin de briller au sein de la communauté magique et il ne doit sa présence à Tokyo qu'à la famille Leroy, attendant de lui qu'il écrive un article sur leur séjour au Japon. Ainsi, cette soirée n'est pas synonyme d'amusement pour lui, mais de travail. Armé de sa plume magique et de sa baguette traditionnelle, il noirci les pages de son petit carnet avec un professionnalisme inouïe. Il prend pourtant le temps de s'assurer que Kanae ne s'est pas blessée et lui laisse même sa redingote pour ne pas qu'elle attrape froid. Si la jeune japonaise n'a finalement pas approché Benjamin Leroy de la soirée, elle ne le regrette pour rien au monde car à la place, elle est tombée amoureuse.

Kanae revoit Rémy plus d'une fois pendant son séjour à Tokyo. Dans le dos de sa mère, elle le rejoint devant les portes de son hôtel et lui fait visiter la capitale. Elle l'emmène aussi bien au restaurant qu'à des cafés à thème, le tire vers les bornes d'arcades et dans les musées. Naturellement curieux, le suisse la suit partout où elle va, ravi de découvrir ce pays tout comme sa guide improvisée. Kanae est une bonne vivante, totalement affranchie des diktats du monde et harmonie avec son temps. Tout le contraire de la plupart des magiciennes. Et c'est sa personnalité solaire et son sourire communicatif qui le charme, tant qu'il en voit à redouter le jour où il devra repartir pour la Suisse.

Et le grand jour arrive bien trop vite aux yeux des deux amoureux. Pourtant, pour Kanae, il est hors de question de renoncer à l'homme de sa vie. Alors elle prépare sa valise, achète un billet d'avion et le rejoint à l'aéroport, décidée à mener sa vie comme elle l'entend. A sa mère, elle ne laisse qu'une lettre, abandonnée sur la table de la cuisine. Le monde lui appartient, désormais.

Leur petite Nozomi naît à Genève, le 16 Décembre. Elle grandit dans un bel appartement au centre même de la capitale suisse, couvert d'amour par ses parents et grands-parents paternels. Pourrie gâtée, sa chambre croule sous les jouets et les peluches à l'effigie des chevaux – et plus particulièrement des pégases, pour lesquels elle démontre un intérêt prononcé dès son plus jeune âge. Elle vivrait sûrement encore à Genève si un accident de la route n'aurait pas causé la mort de ses parents et de ses grands-parents.

Nozomi garde très peu de souvenir de son voyage en avion jusqu'à Tokyo. Ni du regard dégoûté que lui a lancé sa grand-mère maternelle lorsqu'elle l'a rencontré, à l'aéroport. Après tout, elle n'avait que trois ans. Sa mémoire n'est pas suffisamment développée pour enregistrer de telles informations.

La petite fille débute ainsi une toute nouvelle vie à Tokyo, dans la maison traditionnelle de sa famille maternelle, inconnue jusqu'alors. Elle rencontre d'autres enfants, d'à peu près son âge, qui sont ses cousins et cousines plus ou moins éloignés. Si sa grand-mère ne lui accorde pas beaucoup d'intérêt, c'est auprès de la gouvernante qu'elle retrouve un semblant d'amour maternel. Bien qu'elle soit déjà mère de deux petites filles, Rin ne peut s'empêcher de couvrir la petite orpheline d'amour. Lorsque Akina est absente, elle emmène Nozomi au parc avec elle et ses enfants, afin qu'elle s'évade un peu de cette grande maison qu'elle ne connaît pas. Elle l'aide également à perfectionner son japonais, qu'elle n'a toujours pratiqué qu'auprès de sa mère. Pour la jeune métis, l'attention de la gouvernante à son égard est comme un baume au cœur. Ainsi, c'est assurée de parler un japonais correct qu'elle arrive dans sa nouvelle école, non sans une petite appréhension.

Pourtant, sa première journée se passe très bien et c'est avec un plaisir sincère qu'elle rejoint sa salle de classe chaque matin. Élève appliquée et sérieuse, Nozomi s'intègre parfaitement et démontre des capacités remarquables dans toutes les matières. Son professeur ne manque pas de le signaler dans son dossier scolaire, ce qui a tôt fait de remonter aux oreilles de sa grand-mère. Ainsi, du jour au lendemain, Akina se montre davantage présente dans la vie de Nozomi. Elle l'emmène acheter de jolis vêtements dans les boutiques les plus huppées de Tokyo, lui permet de redécorer sa chambre à son goût et l'inscrit même au club de voltige du coin – alors qu'elle a toujours été contre, jusqu'à maintenant. Pour Nozomi, ces attentions sont plaisantes et elle les accepte sans se douter de rien, bien trop heureuse d'avoir un minimum d'intérêt de la part de sa grand-père. Petit à petit, cette dernière l'éloigne de Rin qui n'a pas d'autres choix que d'accepter cette situation, bien qu'elle se doute que la vieille dame n'agisse que dans son propre intérêt.

Les années passent, Nozomi grandit et s'affirme, se forgeant un fort caractère. Fortement influencée par sa grand-mère, la jeune fille développe une aversion certaine pour les Sorciers ainsi qu'un intérêt tout particulier pour la place de sa famille dans la communauté magique. Contrairement à sa mère, elle compte bien hisser les Satô en haut de l'échelle sociale. Et pour se faire, elle abandonne le nom de son père, décidée à accomplir cette mission. Et pour la mener à bien, elle n'hésite pas une seule seconde à quitter le Japon afin de rejoindre l'école Hortensia, en France. Les familles les plus influentes y inscrivant leurs enfants, il n'y a pas meilleur endroit pour se faire remarquer. Nozomi intègre ainsi l'école au début de l'été et y reçoit son familier : un joli chien viverrin albinos, qu'elle décide d'appeler Shirayuri. Sa première année se passe relativement bien : confiée à un Dragon très sérieux, elle apprend énormément de chose sous sa tutelle, lui permettant d'avoir d'excellents résultats lors de ses examens. Elle rejoint également l'équipe de voltige et prouve à plusieurs reprises son don naturel pour cette discipline.

L'année s'achève sur les félicitations du conseil de classe et un avis plus que favorable pour son passage en deuxième année. Si l'absence de son aîné Dragon lui pèse beaucoup, Nozomi ne relâche pas ses efforts et se montre plus déterminée que jamais – d'autant plus qu'elle compte bien impressionné le nouveau directeur, qui aurait pu être son père si sa mère n'avait pas fait de caprices. Ses mois en tant que Pégase s'achèvent bien vite pour enchaîner sur une troisième année tout aussi prometteuse. Au club de voltige, les Dragons décident de la nommer capitaine et c'est avec fierté qu'elle accepte ce rôle. Une fois encore, l'année scolaire prend fin sur des appréciations plus que positives concernant ses notes et son attitude. Pour Nozomi, rien ne pouvait plus encombrer son chemin vers la gloire.

Et pourtant, la décision subite de Benjamin Leroy la fait douter. La communauté des Sorciers la révulsant autant qu'un plat d'épinard, elle s'imagine mal les côtoyer toutes une année comme s'ils étaient des semblables. Elle a beau supplier sa grand-mère de quitter l'établissement, cette dernière refuse : elle doit prouver aux Grandes Familles qu'elle n'a peur de rien et qu'elle peut réussir son année malgré la présence de ces parasites dans les couloirs. Pourtant, ce ne sont que pas les Sorciers qui la rendent folle, mais également l'arrivée de la fille de Benjamin, Annabella Leroy. Cette gamine a le potentiel de ruiner tous ses espoirs, de mettre en péril son avancée vers la gloire. Plus que jamais, Nozomi est déterminée à prouver qu'elle est la meilleure.

Ainsi, c'est non sans contrariété qu'elle entame sa quatrième et dernière année au sein d'Hortensia – non, de Sainte Catherine. Et Nozomi est certaine qu'elle ne sera pas de tout repos …