Le bruit d'une porte se refermant, une voix familière, du mouvement dans l'entrée. Il fallait croire qu'il était temps de lever les yeux de son journal pour accueillir le retour tardif de l'enfant pas si prodige que ça.

Observant le gamin quitter le hall comme une brise et directement se diriger vers la cuisine en ne lui adressant qu'un petit signe de la main, Dan ne prit même la peine de retenir un sourire exaspéré, hochant la tête de gauche à droite avec dépit. Il était prêt à mettre sa main à couper que d'ici quelques secondes, le bruit caractéristique de l'ouverture d'une armoire se ferait entendre, bientôt suivi de la réapparition dans la pièce de son ami, un paquet de céréales dans les mains.
Trois, deux, une...
Et comme il l'avait prédit, voilà que la tête ébouriffée du jeune garçon réapparaissait dans la pièce, ses bras chargés d'une boîte de riz soufflés au chocolat dans laquelle sa main était déjà plongée. Décidément, avec le temps, les habitudes de ce garçon n'avaient maintenant plus aucun secret pour lui.

Il se rappelait encore très bien la première fois qu'il avait rencontré Lexa, il y avait de cela maintenant près de deux ans. Ce petit gars au teint halé trouvé inconscient dans la ruelle derrière chez lui en bien piteux état, qu'il avait cru mort étendu sur le sol avant d'entendre le faible bruit d'une respiration difficile échapper de ses lèvres. Ce jeune qu'il avait pris pour un vagabond, que seul le hasard et la mauvaise réputation de la banlieue lui fit ramener cet inconnu chez lui.
Il avait beau jamais ne s'être considéré comme un bon Samaritain, le jeune tatoueur qui ouvrait à peine son premier salon à l'époque n'avait pas eu le cœur de laisser ce petit à son sort. Il ne savait trop pourquoi mais quelque chose l'avait poussé à se rapprocher de ce garçon sale, aux vêtements usés et sans le moindre papier sur lui. Suivant son instinct, Dan l'avait alors ramené chez lui plutôt que d'appeler directement les secours, se disant qu'il serait certainement plus sage de le mettre en lieu sûr avant de chercher à contacter qui que ce soit pour s'occuper de son cas.
Parfois, le jeune homme se demandait comment l'avenir de cet immigré albanais se serait bien dessiné s'il n'avait pas été celui qui l'avait trouvé.

Lexa. Il fallait le dire, si quelqu'un avait un jour dit au tatoueur qu'il finirait par héberger chez lui un sorcier paumé au-dessus de son salon, il aurait probablement grassement ri au nez de cette personne en lui suggérant vivement d'aller consulter quelqu'un. Et pourtant, après deux ans de cohabitation, le voilà qui considérait maintenant ce gamin comme une sorte de petit frère, un sale gosse pas si mauvais que ça qu'il voulait aider à remettre sa vie sur pieds.

Il n'avait pas eu la vie bien facile, le Lexa. Il lui avait fallu bien du temps pour s'ouvrir à son ami à ce sujet, mais celui-ci connaissait maintenant pratiquement tous les détails de la jeunesse de l'albanais. Une naissance difficile au Kosovo dans un pays en guerre, un repli forcé de ses parents vers leurs Albanie natale et alors même qu'il n'était encore qu'un pauvre marmot, la mort de ceux-ci dans une explosion qui ne lui épargna la vie que par chance.
Il ne se rappelait pas de visage de ses parents, qu'il lui avait dit, ni même de leurs voix. Tout ce dont il se souvenait, c'était du bruit précédant l'écroulement du toit de leur maison, ainsi que l'impression de la disparition totale d'air dans ses poumons lorsque la poussière vint lui attaquer la gorge.

Ce furent les voisins de ses parents qui trouvèrent Lexa dans les décombres de la maison, s'y étant précipités dès qu'ils avaient entendu l'explosion à côté de chez eux. Ils avaient toujours entretenu de bonnes relations avec le couple, avaient même originellement prévu de partir pour la France avec eux, d'après ce qu'ils avaient dit au gamin. C'est donc le plus naturellement du monde qu'ils décidèrent de s'occuper de lui, n'ayant absolument aucune idée de l'ascendance magique qu'il pouvait avoir, l'élevant à partir de ce jour comme leur propre fils.

Il aimait énormément ses parents adoptifs, Lexa. Il avait beau ne pas le crier sur le toit, il avait beau ne plus vivre à leurs côtés et limiter ses contacts avec eux depuis deux ans, il était évident qu'il était profondément attaché à eux. Jamais il ne s'était plaint auprès de Dan d'avoir dû aider sa famille à garder la tête hors de l'eau durant son adolescence par de petits travaux que certains considéreraient comme de l'exploitation d'enfant, jamais il n'avait déploré la pauvreté dans laquelle ils avaient vécu du fait de leur statut d'immigrés, une fois sur le sol français.
Il aimait ses trois infernales sœurs adoptives, toujours à lui quémander son attention et lui demander de jouer avec elles. Il aimait se savoir utile envers ses parents, lorsqu'il allait chaparder deux-trois bricoles pour les leur ramener, ou lorsqu'il accompagnait son père quand celui-ci allait travailler dans son petit garage. Il aimait le riz au lait de sa mère, qu'elle s'excusait toujours de préparer plusieurs fois par semaine.
En fait, si sa Malédiction ne s'était jamais dévoilée à lui, il aurait bien vécu le reste de sa vie dans cette famille tout ce qu'il y avait de plus humaine - certes imparfaite aux yeux de la majorité, mais idéale pour lui.

C'était quelques jours après son seizième anniversaire que Lexa traversa la période tant redoutée par tout Sorcier de son âge des Cauchemars. Pendant quatre nuits qui lui parurent chacune plus interminable que la précédente, il ne dormait alors que par tranches de quelques minutes, se réveillant toujours en sueur avec l'impression de devoir lutter pour faire entrer le moindre souffle d'air dans ses poumons. Mais ce fut seulement après la cinquième et dernière nuit qu'il compris que quelque chose en lui n'était pas « normal ».
Cette nuit-là, comme celles qui l'avaient précédé, le jeune garçon s'était une fois de plus réveillé en sursaut, avec l'impression que l'on avait plaqué un oreiller contre son visage. Lorsqu'il s'était alors redressé de son lit en panique, son regard avait ensuite parcourut la minuscule pièce pour que celui-ci se fixe avec horreur sur une scène effrayante : Najla, sa plus jeune sœur avec laquelle il partageait sa chambre, étendue juste à côté de son lit, peinant à respirer.
Lexa s'était immédiatement précipité vers elle pour essayer de l'aider mais il semblait que plus il se rapprochait d'elle, plus le visage de sa sœur blanchissait, comme si sa présence était la cause même de son asphyxie. Ce qu'il comprit qui était exactement le cas. Lorsqu'il s'éloigna d'elle, il vit la petite tousser et crachoter, son corps soudain regonflé de l'air qui lui manquait tant encore quelques secondes plus tôt.

Dan avait bien du mal à imaginer à quel point cela avait dû être effrayant pour son jeune ami de traverser cette épreuve que lui-même avait tant appréhendé lorsqu'elle l'avait lui-même touché. Personne pour expliquer à ce gamin qu'il était un Sorcier, qu'il n'avait rien fait de mal, qu'il n'était pas responsable de la peur qu'il avait pu faire à sa sœur. Personne non plus pour lui parler de la signification des poumons noirs qui avaient fait leur apparition sur son torse après cette cinquième nuit de terreur.
Ce qui était certain, c'était que ce fut cet épisode effrayant qui poussa Lexa à quitter le foyer de ses parents.

Le tatoueur ne savait pas exactement combien de temps le jeune Sorcier avait passé à vagabonder seul dans les ruelles sales de la banlieue, avec pour seuls bagages que les quelques affaires dans son sac à dos. Tout ce que le gamin lui avait dit, c'était qu'il s'était débrouillé seul pendant un certain temps avant d'utiliser sans le vouloir ce qu'il ne comprenait pas encore comme étant de la sorcellerie, ce qui le fit s'écrouler dans les poubelles où Danny l'avait trouvé.

Et voilà où le simple immigré albanais était maintenant, deux ans plus tard.
Sur le canapé du salon de celui qui ne pensait qu'il n'allait l'accueillir chez lui que pour quelques jours. Sur le point de bientôt quitter l'appartement qui lui avait ouvert les bras pour s'engager bientôt pour la première fois dans le système scolaire - et pas n'importe lequel, en plus de cela : Lexa allait enfin apprendre à contrôler sa nature magique, grâce à son inscription à Sainte Catherine, École de Magie et de Sorcellerie.
Ne restait maintenant plus qu'à lui annoncer la bonne nouvelle.

Prenant une large inspiration, Dan reposa le journal qu'il lisait encore quelques minutes plus tôt, tournant un visage souriant vers le nuisible qui dévorait ses céréales sans vergogne à côté de lui.

« Eh, Lex, arrête de bouffer deux minutes. Tu te souviens quand je te parlais de t'aider avec la sorcellerie ? »